Entretien avec Emile Mercier

Entretien réalisé pour le journal Ouest-France du 6 avril 2021. Propos recueillis par Mathieu Coureau.Emile MercierL’enfance, du côté de Saint-Étienne, se passe comment quand on s’appelle Émile Mercier ?

J’ai été bercé par un environnement de fabricants de cycles, bien sûr, du côté maternel. Son père et ma maman étaient fabricants de cycles, d’une autre marque que Mercier, les cycles Louison. Puis ma mère et mon père se sont rencontrés. Papa était chez Mercier. Des deux côtés, la volonté était la même : faire des vélos haut de gamme de compétition. Mais mon histoire est un peu triste. Ça m’ennuie parce que je suis vraiment quelqu’un de joyeux, d’enjoué, une forme d’effet rebond. Papa et son frère avaient fondé les cycles Mercier. Malheureusement, papa est décédé lorsque j’avais trois ans. Maman a donc élevé ses six enfants seule. J’étais le dernier de la fratrie. Elle s’est épuisée. Quand elle est partie à son tour, j’avais quatorze ans. Pas très gai, donc.

Et pourtant, vous êtes connu pour votre énergie permanente.

Ils m’ont laissé une force de vivre. Papa était très gai, très joyeux, maman moins, plus inquiète, dans le souci, la responsabilité. Papa, c’était un homme qui aimait la vie, bossait beaucoup. Mon enfance, c’était donc cela. Le vélo et aimer la vie tous les jours. Je dis souvent « Chienne de vie je t’aime ». Elle ne m’a pas épargné, mais il faut s’accrocher tous les jours, même quand ça ne va pas. Pour moi, il est impossible de larmoyer sur son sort.

Vous avez vécu dans les ateliers ?

Je n’ai pas vécu à proprement parler dans les ateliers Mercier. Ma petite maman était rigoureuse, donc la priorité pour nous, c’était les études. Par contre, dès que j’ai eu 12 ou 13 ans, on allait y bosser un petit peu. On n’était pas capable de faire grand-chose, mais on montait quand même des roues, on bossait au service expéditions, on faisait quelques missions sur les cadres.Team MercierQuels souvenirs sont encore présents, dans les yeux de l’enfant que vous étiez ?

J’ai le souvenir, très présent encore, de machines. Il y avait la grenailleuse, qui servait à nettoyer les cadres. On rentrait à quatre là-dedans, on mettait les cadres sur des gabarits et on les mettait dans la grenailleuse. La machine tournait et ça partait à l’émaillage. Il y avait des sableuses, aussi. Et une machine incroyable qui s’appelait une cognifieuse. Vous preniez un tube rond, des marteaux tapaient sur le tube. Ça faisait un potin du diable.

Des machines et des hommes.

Il y a des métiers qui m’ont marqué. Certains étaient très beaux, comme celui de braseur. La brasure, c’était très chouette. Pour relier les tubes entre eux, il fallait des raccords. Ils mettaient les tubes dans les orifices prévus des raccords pour relier, notamment à l’arrière, les haubans, la chasse, etc. Après, il fallait braser cela. Et pour les cadres haut de gamme, ça se faisait à la main. Ils faisaient couler le métal fondu, il avait une couleur dorée, c’était très joli, et il pénétrait dans les tubes. Il fallait que cela soit correctement réparti, sinon vous aviez des problèmes de rigidité ensuite. C’était des orfèvres, un métier difficile, qui me fascinait.

C’était bruyant, c’était comment ?

Il y avait 400 personnes dans l’atelier. C’était assez industrialisé, mais beaucoup de tâches étaient accomplies de façon artisanale. Il y avait la brasure, il y avait ensuite les cadreurs. Eux, ils avaient des marbres. Ils positionnaient les cadres avec des cales et s’attachaient à ce que le cadre soit parfaitement centré, que l’équilibre soit parfait. Autre chose que j’adorais : quand les cadres étaient sortis de l’émaillage, ils arrivaient à la dorure. La dorure, c’était exceptionnel. Le personnel était essentiellement féminin à ce poste. Ces femmes avaient des pinceaux, des pinceaux avec de tout petits manches plus fins qu’un crayon, une partie poil très longue. Et elles faisaient, à la main, la dorure. Elles appuyaient avec l’annulaire et elles guidaient la peinture dorée comme ça, en s’appuyant sur le tube, faisaient de petits mouvements de temps en temps comme si elles lançaient de petites flèches, tac, tac. La montée était lente, le retour plus pressé. C’était très joli. Ce mouvement, si maîtrisé, était exceptionnel.

Mercier, pour tout amateur de cyclisme de l’époque, c’était Poulidor.

On ne le voyait pas beaucoup, Raymond. Il était très protégé. Quand on allait sur le Tour de France, Paris-Nice ou à une arrivée à Saint-Étienne, on faisait face à Antonin Magne (le directeur sportif de Raymond Poulidor). Il était très protecteur. Il n’était pas là pour déconner. Il voulait obtenir le meilleur de son champion. J’étais très respectueux des deux. Ce couple fonctionnait magnifiquement. Magne a façonné Raymond. Il avait un côté austère, mais il était très protecteur. Il y a un autre coureur qui a beaucoup compté pour Mercier, c’est Louison Bobet. Je l’ai mieux connu. C’était une personnalité exceptionnelle. J’ai une admiration sans faille pour ce monsieur, infiniment élégant, bien éduqué, fin. Là aussi, c’était l’histoire d’une famille, lui et Jean, son frère, inséparables. Louison avait exigé d’avoir des vélos griffés à son nom.Louison BobetVous, donc.

J’étais un gamin. Mon seul devoir, c’était d’être un bon potache. Quand maman disparaît, quelqu’un m’avait écrit : « C’est dur Émile d’être un adulte à l’âge où tu pourrais encore être un enfant. » À quatorze ans, quand vous avez perdu votre père et votre mère, vous n’avez pas intérêt à faire le con. La vie est devant vous sauf que vous pouvez passer au travers. On avait la chance d’être six enfants, d’être solidaires.

Qu’avez-vous fait ? Que fait-on à 14 ans dans pareille situation ?

Le poids, c’était cette question : comment on fait pour réussir sa vie ? Je me suis nourri de sport. J’avais une maman exceptionnelle qui nous avait appris très jeune à skier, quel que soit le temps. Elle chargeait la voiture, on avait une maison à Annecy. On partait de Saint-Etienne, on avait la chance de partir en vacances. Et on s’évadait. Voilà. Donc je me suis nourri, drogué au sport. J’agissais, je crois, pour ne pas réfléchir. Quand vous avez de gros tourments, c’est l’action qui vous sauve, pas la contemplation. En tout cas pas pour moi. C’est le sport qui m’a sauvé, qui m’a permis de me construire. J’ai fait beaucoup de vélo, de ski, de voile, de tennis. J’ai vécu dehors, je me suis abruti de vent, de glisse, de sensations, d’éléments, de montagne, d’eau, de chaleur, de froid. Sans esprit de compétition.

Vous êtes un jeune adulte lorsque l’édifice Mercier s’effondre.

Quand le cycle s’effondre, quand Mercier s’effondre, j’ai vingt-et-un ans et le vague à l’âme. Je vais voir un industriel stéphanois, proche de maman, et je lui demande si je peux faire quelque chose pour sauver le truc, le faire perdurer. J’allais terminer mes études, j’étais l’un des descendants Mercier. Et il m’a dit : « Non, Émile. Fais ta vie, construis ta vie ailleurs. » J’ai pris un nouveau parpaing. Je pensais que tout était foutu pour moi. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que la douleur de la perte de l’être cher peut et doit se transformer en une énorme force de vie.

Ce que vous avez fait.

Je crois oui. Vivre plus fort. Pour eux. Avec eux. J’ai fait une école de commerce à Paris. Pour me venger de toutes ces difficultés, j’étais un déconneur de première classe en cours. Pauvres professeurs... J’étais plutôt bon élève mais j’aurais dû me faire virer. Ils ont préféré me protéger un peu, accepter mes comportements. J’étais insupportable, je compensais mes petites souffrances. Puis je suis entré chez Levi Strauss et j’ai fait de la finance. Puis L’Oréal, puis Charles Jourdan, puis la sous-traitance pharmaceutique. Et je me suis apaisé. J’ai eu quatre filles, ça m’a bien aidé.

Comment revient-on à Mercier, pourquoi ?

Je me suis dit, il y a huit ans : « Ce serait bien que je fasse quelque chose ». La marque Mercier était exploitée pour la partie cycles. Et l’idée de faire une ligne de vêtements Mercier m’est venue. Je n’aimais pas les gants qu’on trouvait sur le marché. Je n’aimais pas les cuissards que je portais. J’ai racheté la marque Mercier pour la partie textile. Et j’ai eu la chance de tomber sur Alexis (Descollonges), qui a épousé ma fille aînée, Jeanne, laquelle est avocate en propriété intellectuelle. Il a accepté d’accompagner ce projet.

Il était clair, ce projet, dans votre esprit ?

J’avais quelques idées, mais je n’étais pas au goût du jour pour ce qui concernait le marketing. On a pris, à l’initiative d’Alexis, un directeur artistique. On s’est rapproché de Yorgo Tloupas, directeur artistique des skis Black Crows notamment. Il a fait un travail remarquable après s’être intéressé à notre histoire. On a pu créer une petite équipe de gens qui collaborent pour monter ce projet. Il y avait de l’envie, un peu de surface financière, et de la compétence. Alexis a apporté une modernité.